Le sexe des mots,
ou
De l’incertitude des genres et de la certitude du grammairien.
Extrait de la Grammaire de Napoléon Landais, résumé général de toutes les grammaires françaises...
Auteur : Napoléon Landais (1804-1852), date d'édition : 1835
« Les genres appartiennent en propre aux noms, puisque le genre en est décidé par l’autorité de l’usage, au lieu que les terminaisons génériques des adjectifs sont assujetties à la loi de la
concordance. Les genres tiennent donc à la signification spécifique des noms ; et cette conclusion se confirme par cela même, que toutes les distinctions de genres, introduites dans les
Grammaires particulières, se rapportent exclusivement aux noms, comme genre déterminé, genre douteux, genre commun, genre épicène et genre hétérogène.
1, Les noms d’un genre déterminé sont ceux qui sont fixés absolument par l’usage, ou au genre masculin comme pater, père, et oculus, œil ; ou au genre féminin, comme soror, sœur, et mensa, table
; ou au genre neutre comme mare, mer et templum, temple.
2, Les noms d’un genre douteux sont ceux, au contraire, qui, sous la même terminaison, se rapportent tantôt à un genre, et tantôt à un autre, au gré de celui qui parle. Ainsi dies et finis en
latin, automne et foudre en français, sont tantôt masculins et tantôt féminins.
On n’aurait jamais dû tolérer qu’on répandît des doutes sur le genre de ces mots. Ceux qui sont effectivement douteux aujourd’hui, et que l’on peut librement rapporter à un genre ou à un autre,
ne sont dans ce cas que parce qu’on ignore les causes qui ont occasionné ce doute, ou qu’on a perdu de vue les idées accessoires qui originairement avaient été attachées au choix du genre.
L’usage primitif n’introduit rien sans cause dans les langues ; qu’on ne l’oublie pas.
(..)
Voici un exemple indiquant l’une des causes qui peuvent rendre douteux le genre des noms. Boileau, dans plusieurs éditions de son Art poétique, avait dit :
« Que votre âme et vos mœurs peints dans tous vos ouvrages. »
Attribuant à mœurs le genre masculin. Quand on lui fit apercevoir cette faute, il en convint sur le champ, s’étonna fort qu’elle eût échappé si longtemps à la critique de ses amis et de ses
ennemis, et corrigea le vers comme on le trouve dans les éditions posthumes, ainsi :
« Que votre âme et vos mœurs peintes dans vos ouvrages. »
Cette faute qui avait subsisté des années sans être remarquée, pouvait l’être encore plus tard, et lorsqu’il n’aurait plus été temps de la corriger. La juste célébrité de Boileau aurait pu en
imposer ensuite à quelque jeune écrivain qui l’aurait copié, pour l’être ensuite lui-même par quelque autre, s’il avait acquis une certaine réputation dans la littérature ; et voilà mœurs d’un
genre douteux, à l’occasion d’une faute contre laquelle il n’y aurait eu d’abord aucune réclamation, parce qu’on ne l’aurait pas découverte à temps. Il est à présumer que telle est, en général,
l’origine de l’incertitude qu’il peut y avoir sur le genre des noms, qui n’ont pas des sens différents quand on les rapporte à des genres différents.
Mais l’usage (…) parvient insensiblement à faire disparaître le doute et l’incertitude ; et à la fin, il fixe un genre déterminé à ces noms douteux et incertains. Le mot équivoque, par exemple,
était encore d’un genre douteux lorsque Boileau écrivait :
« Du langage français bizarre hermaphrodite,
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux. »
Mais il y a longtemps que le doute a disparu ; le mot équivoque n’est plus que du genre féminin, et le Dictionnaire de l’Académie, depuis 1762, le décide ainsi. On peut croire qu’on a regardé ce
mot comme originairement adjectif, et, comme tel, on a pu le rapporter au nom sous-entendu expression ou phrase ; on le rapportait peut-être encore anciennement à mot, qui est masculin ; mais les
mots ne sont équivoques ordinairement, que quand ils sont isolés, et alors ils ne servent de rien ; dès qu’ils entrent dans une phrase, ils sont déterminés ; ou si l’équivoque subsiste encore,
c’est la faute de la phrase.
3, Les noms d’un genre commun sont des noms d’hommes ou d’animaux, qui, sous une même terminaison, expriment tantôt le mâle, et tantôt la femelle, et sont, conséquemment, tantôt du genre
masculin, et tantôt du genre féminin. (…) Tel est en français le nom enfant ; puisqu’on dit en parlant d’un garçon : le bel enfant, mon cher enfant, et en parlant d’une fille : la belle enfant,
ma chère enfant. Ainsi, quand on emploi ces mots pour désigner le mâle, l’adjectif corrélatif prend la terminaison masculine, et quand on indique la femelle, l’adjectif prend la terminaison
féminine. (…) On trouve, dans toutes les langues, des noms qui sont féminins ou masculins selon qu’ils expriment le mâle ou la femelle.
Le mal n’est pas grand, puisque après tout le mâle et la femelle sont de la même espèce, au sexe près. (…)
4, Les noms du genre épicène sont des noms d’animaux, qui, sous une même terminaison, sont invariablement d’un même genre déterminé, quoiqu’ils servent à exprimer les individus des deux sexes.
(…) Tels sont, en français, les noms aigle, renard, toujours masculins, et les noms tourterelle, chauve-souris, toujours féminins pour les deux sexes. (…)
5, La dernière classe des noms irréguliers dans le genre, est celle des hétérogènes (…), ceux d’un genre au singulier et d’un autre au pluriel (…) »
Ici, je me permets d’introduire deux exemples. L’un de Georges Courteline : « Cet orgue est le plus beau des plus belles ». L’autre de Châteaubriand : « Il faut retourner à cette aurore de ma
jeunesse où je me créai un fantôme de femme pour l’adorer. Je vis passer cette idéale image, puis vinrent les amours réelles qui n’atteignent jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée
était dans mon âme. »
Revenons à notre grammairien, notre Napoléon du genre, qui continue :
« … C’est un peu absurde, mais c’est ainsi. (…) »
Pour autant, il émet tout de même encore quelques arguments contre l’académicien Duclos qui affirmait : « L’institution des genres est une chose purement arbitraire, qui n’est nullement fondée
sur la raison, qui ne paraît pas avoir le moindre avantage, et qui a beaucoup d’inconvénients. »
« L’institution des genres, nous dit Napoléon Landais, ne nous paraît être ni sans modèle ni sans utilité (…) Il est vrai que la distribution des noms en genre n’a ni la même justesse ni la même
précision que celle des pronoms par les trois personnes (…) Les Grecs avaient trois genres, nous n’en avons que deux, et les Anglais n’en ont qu’un. (…) Il aurait peut-être fallu classifier les
êtres par les caractères qui les différenciaient : objets réels corporels, objets réels spirituels, objets abstraits naturels ou objets abstraits artificiels, objets animaux mâles ou femelles… Il
n’y avait qu’à distinguer les noms de la même manière, et à donner à leurs corrélatifs des terminaisons adaptées à ces distinctions vraiment raisonnées. Les esprits justes auraient aisément saisi
ces points de vue.
Nous convenons volontiers que ce système aurait plus de justesse, plus de variété, que le système reçu ; et que peut-être il plairait davantage. Mais le langage est pour tout le monde ; et il y a
plus de peuple que de philosophes… »
La Grammaire de Napoléon Landais fait 638 pages, voyez, je ne vous en ai mis qu’un minuscule extrait, et encore, je l’ai coupé. Mais avouez, c’est un pur plaisir de poésie, de philosophie !
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