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HIVER 1858, LA PERSPECTIVE NEVSKY de THÉOPHILE GAUTIER,

Théophile Gautier. Gabrielle Dubois

HIVER 1858, LA PERSPECTIVE NEVSKY de THÉOPHILE GAUTIER,
par Gabrielle Dubois




Le 5 septembre 1858, Théophile Gautier, 47 ans, part pour la Russie, un périple de six mois d’hiver, que l’on peut lire dans Le voyage en Russie.

Théophile Gautier à Saint-Pétersbourg
« Saint-Péterbourg s'éveillait. Des moujiks allant aux provisions, leurs karzines (corbeilles en copeau de sapin tressé) sur la tête, ils enfonçaient leurs grosses bottes dans la neige non encore battue, y laissant des traces comme des pieds d'éléphant. Le bas des jupes des femmes se brodaient d'un mica argenté.
Tout à coup parut le premier traîneau conduit par l'hiver en personne, sous la figure d'un isvostchik, coiffé d'un bonnet de velours rouge à quatre pans avec un bord de fourrure, vêtu d'un cafetan bleu doublé en peau de mouton, et les genoux couverts d'une vieille peau d'ours. Attendant le client, il flânait assis sur le siège de derrière de son traîneau, et conduisait par-dessus le strapontin, avec de gros gants dont le pouce seul était séparé, son petit cheval de Kazan qui, de sa longue crinière, balayait presque la neige. »

La révélation de la Russie
« Jamais, depuis notre arrivée à Saint-Péterbourg, nous n'avions eu la sensation de la Russie aussi nette ; c'était comme une révélation subite.
Le traîneau vint se ranger près du trottoir, l’isvostchik enjamba son siège, et nous nous insérâmes dans la caisse remplie de foin en croisant bien les pans de notre pelisse et en ramenant la couverture de peau sur nous.
Nous voilà parti pour le pont d'Anischkow, tout au bout de la Perspective Nevsky. Nous étions bien aise de voir la Perspective poudrée à frimas, en grande toilette d’hiver.
Cette immense bande d'argent déroulée à perte de vue entre cette double ligne de palais, d'hôtels, d'églises, rehaussés eux-mêmes de touches blanches, produisait un effet vraiment magique. Les couleurs des maisons roses, jaunes, chamois, gris de souris, qui peuvent paraître bizarres en temps ordinaire, deviennent d'un ton très-harmonieux repiquées ainsi de filets étincelants et de paillettes brillantées. La cathédrale de Notre-Dame-de-Kazan, devant laquelle nous passâmes, s'était métamorphosée à son avantage ; elle avait coiffé sa coupole italienne d'un bonnet de neige russe, dessiné ses corniches et ses chapiteaux corinthiens en blanc pur, et posé sur la terrasse de sa colonnade demi-circulaire une balustrade d'argent massif. Les marches qui conduisent à son portail étaient couvertes d'un tapis d'hermine assez fin, assez moelleux, assez splendide pour que le soulier d'or d'une czarine s'y posât. »

Rospouskis, karsines et moujiks
« Traversant la Perspective, sous un pont, passe le canal Catherine ; il était pris entièrement, et la neige s'entassait aux angles du quai sur les marches des escaliers ; une nuit avait suffi pour tout figer. Les glaçons que la Neva charriait depuis quelques jours s'étaient arrêtés, entourant d'un moule transparent les coques des bateaux.
Il semblait que du soir au lendemain la Russie, retournée à la civilisation la plus primitive, n'avait pas encore inventé l'usage des roues. Les rospouskis, les télégas, tous les instruments de charroi glissaient sur des patins ; les moujiks, attelés par une cordelette, tiraient leurs karsines sur des traîneaux microscopiques. »

Les blancs railways russes
« En Russie la neige est, pendant six mois de l'année, comme un chemin de fer universel dont les blancs railways s'étendent dans toutes les directions. Ce chemin de fer d'argent a l'avantage de ne rien coûter du tout le kilomètre, prix de revient fort économique auquel n'atteindront jamais les ingénieurs les plus habiles ; c'est peut-être pour cela que les voies ferrées n'ont tracé encore que deux ou trois sillons sur l’immense territoire de la Russie.
Nous revînmes à la maison très satisfait de notre course.
Après avoir déjeuné et changé en cendres un cigare, sensation délicieuse à Saint-Pétersbourg, où il est défendu de fumer dans les rues, sous peine d'un rouble d’amende, nous allâmes nous promener à pied sur le bord de la Neva. »

À pieds sur la Néva glacée
« Le grand fleuve que nous avions vu quelques jours auparavant étaler ses larges nappes plissées par leur fluctuation perpétuelle, sillonnées par un mouvement sans répit de navires, de barques, de canots, et ruisseler vers le golfe de Finlande ; à l'animation la plus vivace, succédait l'immobilité de la mort. La neige était étendue en couche épaisse sur les glaçons soudés, et entre les quais de granit s'allongeait, aussi loin que portait la vue, une blanche vallée d'où s'élançaient, çà et là, de noires pointes de mâts, au-dessus des barques à moitié ensevelies. Des piquets et des branches de sapin indiquaient des trous pratiqués dans la glace pour y puiser de l'eau, et marquaient, d'une rive à l'autre, le chemin à suivre sans danger, car déjà les piétons traversaient, et l'on préparait les descentes de planches pour les traîneaux et les voilures. »