Quand Anna de Noailles écrit ce petit roman, en 1904, elle a 28 ans.
La narratrice est dans un couvent depuis deux ans :
« Je suis venue ici parce que j’aimais Dieu, la mère abbesse, le silence. Le petit jardin, la mère abbesse, l’église, les beaux chants, en faisaient pour moi un endroit doux et royal. La
sécheresse de la vie, chez mes parents, me rendait malade. Mon père se préoccupait de sa fabrique de dentelle, ma mère des soins qu’elle donnait à sa maison. Mes sœurs sont mariées à un avocat, à
un officier de marine. Personne ne parlait de la paix, de la méditation, des jardins, de l’amour ; seulement mes livres et la mère abbesse quand je venais la voir. »
Des tableaux écrits. Des natures mortes :
« C’est l’été de tous les côtés. Sœur Marthe a laissé sur le banc un bol de porcelaine. Dans le jardin, ce bol oublié est simple, tranquille, comme un cœur innocent. »
Des phrases si simples et si belles d’Anna de Noailles :
« Pourquoi, quand nous ne pouvons rien saisir de ce qui nous enivre dans l’espace, portons-nous notre main à notre cœur ? C’est peut-être que tout notre désir est en nous-même. »
« Il faut croire les poètes, ils savent toutes choses mieux que nous : la poésie, c’est la vérité du monde. »
Mais il y a des hommes :
Un jeune peintre qui assiste aux messes, de temps en temps. Et le trouble s’installe, poussant la paix hors de cette narratrice contemplative… et poète : « Le silence parle aux fleurs et les
fleurs silencieuses répondent. »
Et « l’aumônier, qui est dans sa soutane une fois pour toutes, ce qui ne lui inspire plus ni dignité, ni gratitude, ni réserve. »
Et la narratrice, elle, est jolie, jeune, et elle le sens. Elle sent sa vie et sa jeunesse à chaque minute. Sous sa robe, elle a un corps. « Je n’y avais jamais pensé. Les religieuses,
quand elles n’ont plus leur robe ni leur linge, sont nues. L’aumônier ne le sait pas ; s’il le savait, il ne nous traiterait pas durement, il nous regarderait quelque fois en souriant et il
serait bon. »
La narratrice est religieuse, femme, jeune. Son amour pour le Seigneur s’en ressent : « Je ne veux pas être pure, Seigneur ; je ne suis pas pure, je sens tout le temps l’âme de mon corps et
toutes les parois brûlantes de mon âme. C’est cela le désir… Je suis une vallée étroite où un immense soupir est entré. »
La narratrice est humaine avant tout. Tout doucement, elle laisse le jeune homme approcher : « La conscience, c’est une tristesse qu’on éprouve après un acte qu’on vient de faire et qu’on
referait encore. »
Mais la narratrice est aussi forte et très fière : « C’est très bon de se sentir comme je me suis sentie : calme, dominatrice, supérieure. »
Alors, quelles voies vont choisir les personnages de ce petit roman poétique, intime ? Quelles qu’elles soient, ce roman laisse autour de soi comme un parfum qui pourrait s’appeler : Doutes et
certitudes d’une femme religieuse sur l’amour divin et humain. Mais cela ferait un titre bien long. Alors, faisons confiance à Anna de Noailles qui a choisi le titre parfait : Le Visage
émerveillé.
Voici ce dont est capable Anna de Noailles :
« Je vous offre, Amour, comme rose dernière et plus belle, et pour que soient éternellement charmées vos sensibles oreilles, le son le plus brûlant, le plus voluptueux, qui n’est pas la voix de
Juliette à son balcon, ni la tendre plainte d’Iphigénie, mais le divin éclat d’or que fit, en se brisant, la chaîne étroite des pieds de Salammbô.»
Cette revue, je l’ai écrite hier.
Aujourd’hui, voici ce que je voudrais rajouter :
Le visage émerveillé et l’histoire d’une femme qui, bien qu’enfermée volontaire dans un couvent, est libre. Une femme qui a choisi sa vie, choisi qui elle aimait. Une femme qui a assumé la
tournure de son esprit, les élans de son cœur, les désirs de son corps, ses qualités et ses défauts.
Dieu que ce livre est beau !
Alors, pourquoi ? Pourquoi elle, et tant d’autres femmes auteurs aussi talentueuse qu’elle, ne sont pas dans les manuels de français des lycéens ? Savez-vous quelle est la place faite aux
écrivains et poètes femmes dans ces manuels ? Hatier, Bordas, Hachette et les autres, j’ai épluché tous les manuels des grandes maisons d’éditions, et j’ai calculé le pourcentage d’écrits
féminins : au mieux 6%, au pire 2% ! C’est une honte ! Parce que les mots des grands auteurs femmes peuvent être « des mots qui révoltent, qui font un douloureux et profond
plaisir, des mots contre lesquels on ne peut rien, qui écartent nos deux bras et qui entrent de toute leur force dans notre cœur. »©
Le futur est féminin, c’était déjà hier, c’est plus que jamais aujourd’hui qu’on doit le bâtir !©
Gabrielle Dubois©