J’ai eu un peu de mal à entrer dans ces lettres scandinaves qui ne m’ont pas emportée au premier abord et j’ai compris pourquoi à la lettre XX : Mary Wollstonecraft manque de la liberté et de
l’humour d’un Théophile Gautier ou d’un Alexandre Dumas quand ils écrivaient leurs propres récits de voyages. Cela est peut-être dû à la nature de MW, mais c’est aussi dû au fait qu’elle est une
femme. Je m’explique :
Bien qu’elle eût déjà écrit The Vindication of the Rights of Women, MW, à ma très humble opinion, ne semble pas s’autoriser à s’épancher sur ses propres sentiments : ceux de l’amoureuse trahie
mais toujours amoureuse, ceux de la mère qui aime tendrement son bébé. Sans doute pensait-elle que ce serait jugé comme de la « sentimentalité féminine » au sens le plus péjoratif et que cela
nuirait au respect qui serait accordé à son travail d’écrivain.
Ensuite, elle ne fait pas là un voyage d’agrément ou d’aventurier curieux, comme ont pu les faire Gautier ou Dumas en Espagne ou en Russie, par exemple. Son voyage est au bénéfice de l’amant qui
l’a trahie, pour qu’elle enquête sur la disparition d’un de ses bateaux marchands. MW a donc des impératifs de travail. Peut-être aussi espère-t-elle que son amant lui reviendra au vu du mal
qu’elle s’est donné pour ses affaires ?
Enfin, elle part avec sa fille Fanny qui a à peine un an. Ce qui ne laisse pas la liberté d’esprit d’un voyageur homme, célibataire et sans entraves.
Mais peut-être MW s’est-elle empêchée de trop dévoiler son cœur par retenue si ce n’est par pudeur ? Veut-elle prouver qu’une femme est aussi intelligente qu’un homme et ce serait la raison qui
la pousserait à ne s’autoriser que très, très peu d’humour ou de laisser-aller ? Ces lettres sont celles d’une femme intelligente, forte, toute en esprit mais avec un bon gros d’enfant qui peut
être si facilement blessé, doublée d’un « enquêteur soucieux du bonheur des hommes, » plus que d’un touriste… et c’est tant mieux !
En tout cas, chaque lettre contient une pépite, telle la
Lettre I :
« Au cours du souper, mon hôte me dit que j’étais une femme d’observation, car je lui posais des questions d’homme. »
Lettre II :
Une remarque très fine sur la civilisation, l’imagination, les plaisirs et les sens, que je vous laisse découvrir.
Lettre III :
Une réflexion sur le tourisme que je me suis déjà faite :
Il y a deux ou trois ans, je suis allée à Rome. Je rêvais d’y aller depuis de nombreuses années, pour voir les tableaux dans les églises, les places magnifiques, les fontaines merveilleuses… Mais
je dois dire que le nombre de touristes venus dans cette ville historique seulement parce que le vol en avion d’une compagnie low-cost leur permet de multiplier les destinations sans
discernement, m’a complètement écœurée. Les rues étaient noires de monde qui prenaient des selfies pour prouver qu’ils étaient bien allés à Rome. Ces touristes ne semblent avoir pour but que de
cocher une longue liste de destinations sans même apprécier l’architecture, l’histoire, les habitants ou leur cuisine.
MW exprime cela si bien et avec quelle juste intuition !
« Les voyages provoquent de nombreux questionnements utiles auxquels le voyageur n’aurait pas songé s’il avait eu pour seul objet de voir autant de choses que possible sans jamais se demander
dans quel but. »
Lettre VI :
Un accueil extrêmement touchant des hôtes norvégiens qui révèle l’état d’esprit troublé de MW :
« La sollicitude me toucha plus qu’elle l’aurait fait si mes forces morales n’avaient pas été épuisées par plusieurs causes : une réflexion abondante, des méditations qui me conduisaient aux
confins de la folie, et même une légère mélancolie qui flottait dans mon cœur du fait que j’avais quitté ma fille pour la première fois. »
MW avait laissé son enfant avec sa nounou en Suède, le temps d’aller en Norvège. On verra que sa fille lui manquera bien plus que cela. Mais cela amène le paragraphe suivant :
« Vous savez qu’en tant que femme je suis particulièrement attachée à elle (sa fille Fanny) : je ressens plus que la tendresse et l’inquiétude d’une mère lorsque je pense à l’état de dépendance
et d’oppression dans lequel est maintenu son sexe. Je crains qu’elle ne soit forcée de sacrifier son cœur à ses principes, ou ses principes à son cœur. C’est d’une main tremblante que je
cultiverai sa sensibilité, et que je chérirai la délicatesse de ses sentiments, de peur d’aiguiser, en prêtant à la rose ses premiers rougissements, les épines qui blesseront le sein que je
souhaite tant protéger. Je crains d’épanouir son esprit, car cela pourrait la rendre inadaptée au monde dans lequel elle doit vivre. Malheureuse femme ! Quel triste destin que le tien ! »
C’est clairvoyant, déchirant, je n’ai rien à ajouter, à part que les dernières lignes de cette lettre, que je ne vous cite pas, sont pleine d’émotion et de sensibilité.
Lettre VII :
Une belle interrogation sur notre existence sur terre qui se termine par une phrase plus personnelle sur l’absence de l’être aimé.
Lettre VIII :
D’intelligentes réflexions sur l’établissement du pouvoir et la raison du peuple. Je ne peux pas tout vous citer, vous m’en voudriez de ne pas vous avoir laissé découvrir ces lettres par
vous-mêmes !
Lettre IX :
MW ressent la poésie des paysages norvégiens, ils émeuvent son cœur sensible, mais elle n’en tire pas de poésie, même si elle cite Shakespeare, Milton, … Elle est penseuse, philosophe, mais ni
poète ni romancière, du moins dans ces lettres. Mais on en a une « explication » à la fin de la lettre.
La lettre X :
confirme son caractère rigoureux dans son goût pour le pin majestueux et droit qu’elle préfère au hêtre poussant dans toutes les directions. MW est toute raison… et observation :
Elle est passionnante quand elle raconte comment vivent les Norvégiens d'un point de vue organisation politique, du roi au simple paysan ou pêcheur.
À la fin de la lettre, MW va de la tristesse à la joie, de manière si forte, que ce doit être difficile à vivre :
« Ah ! Laissez-moi être heureuse tant que je le peux ! … Je dois fuir la réflexion et trouver refuge loin du chagrin, dans une puissante imagination, seul réconfort d’un cœur sensible. »
Lettre XI :
Le troisième paragraphe est étonnant : Dans un bateau qui erre entre deux côtes, évitant de peu des rochers meurtriers, MW y médite sur « les progrès futurs du monde ». Il n’est pas étonnant
qu'elle s'émeuve si facilement, alors qu'elle pleure sur les conditions de vie des hommes dans un million d'années !
« … je fus bouleversée par mes semblables qui n’étaient pas encore nés. »
La page suivante nous confirme que MW est vraiment tout esprit… vous verrez.
Lettre XIII :
Elle est particulièrement belle. MW s'épanche sur l'amour pour sa fille qui lui manque et l'amour perdu de Imlay qui l’a trompée et quittée. C'est très juste et très beau.
Il faut aussi se rappeler que MW voyage dans un pays inconnu dont elle ne sait pas la langue, et dont quasiment personne ne connaît la sienne, ou si peu de mots. Je connais ce sentiment de
solitude qui peut être une épreuve. Une petite citation, pour le plaisir des belles citations :
« Le feu de mon imagination, que la campagne avait maintenu, fut presque étouffé par les pensées que m’inspiraient les maux accablant une si grande part de l’humanité. J’eus l’impression d’être
un oiseau qui agitait ses ailes au sol, incapable de s’envoler, mais refusant de ramper tranquillement comme un reptile tant qu’il avait conscience d’avoir des ailes. »
Au-delà de la poésie, quelle douleur pour une femme de ressentir cela !
Lettre XIV :
« L’homme est ce mélange de faiblesse et de folie qui tour à tour doit susciter l’amour et le dégoût, l’admiration et le mépris. »
Mais MW dit : « J’ai besoin d’avoir foi en quelque chose ! » Alors, malgré tout, elle a foi en l’homme, mais pas en tous les hommes. À plusieurs reprises, MW revient sur les méfaits de l’alcool
sur les hommes, sur l’ineptie d’un trop grand enrichissement personnel dans le seul but d’acquérir plus de biens matériels, et sur l’honnêteté douteuse des hommes politiques…
« Être un gredin sans se mettre soi-même en danger est un art qu’on porté à son plus haut degré de perfection l’homme d’État et l’escroc. »
Je suis assez d’accord avec elle !
La lettre XV :
Il y a un paragraphe de pensées magnifiques, bouleversantes, pessimistes aussi, qui lui sont inspirées par un pont de bois qui enjambe un torrent non loin d’un cascade. Je résiste à grand-peine à
vous le citer dans son entier, mais voici la dernière ligne :
« Je tendais la main vers l’éternité, bondissant par-dessus ce point sombre qu’était ma vie à venir. »
Lettre XIX
Deux paragraphes sur les conditions des hommes et des femmes et leur interaction qui est très juste… féminisme…
« Toujours à rabâcher le même sujet, vous exclamerez-vous. Comment puis-je faire autrement quand la plupart des combats d’une vie riche en événements ont été occasionnés par l’oppression que
subit mon sexe ? Les raisonnements sont profonds quand les sentiments sont intenses. »
Lettre XXII
MW est une voyageuse intelligente : on sent une progression dans son raisonnement et même change-t-elle d’avis sur certains points, ce qui montre que son esprit est bien ouvert, curieux,
compréhensif et en perpétuelle évolution. MW réfléchit, réfléchit. Mais à un moment, sa servante, qui ne s’est pas fait autant de réflexions que MW, et qui n’a qu’une hâte, rentrer pour raconter
son voyage, montrer les pièces étrangères qu’elle a collectionnées, parler des costumes que portaient les femmes, amène MW à conclure :
« Heureuse insouciance, oui , et vanité innocente et enviable, qui produisait une gaieté du cœur qui valait bien toute ma philosophie. »
Annexe de MW à ses lettres :
MW a observé des peuples aux mœurs différentes dues au climat, à la situation géographique, à leur Histoire personnelle, à leur organisation politique. Elle voit bien quels changements seraient
profitables à ces pays, quelle direction ils devraient prendre pour atteindre plus de bonheur, de culture, de paix. Mais elle comprend aussi qu’on ne peut pas faire le bonheur d'un peuple
brusquement et d'après sa propre conception du bonheur.
Je pense qu’un peuple est comme une personne : il ne peut trouver le bonheur qu’en lui-même. Rien ne sert de le bouleverser par la guerre ou par des lois trop rapidement mises en places qui ne
suivraient pas l’évolution plus lente des générations. À bon entendeur, salut !
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