Ce livre m’a été prêté par ma marraine qui l’avait beaucoup aimé. Ma marraine est croyante et catholique.
Ce roman est court mais dense. Ses phrases sont simples mais profondes. Il se lit en trois ou quatre heures mais c’est un long voyage. Il pèse trois fois rien, comme le balluchon d’un migrant.
Mais il pèse sur votre conscience comme la misère humaine. Il est lourd d’érudition comme est lourd un bloc de marbre. Mais tel le tailleur de pierre qui, grâce à son ciseau, extrait une statue
lumineuse du bloc de marbre, Erri de Luca, grâce à sa plume, couche sur le papier ses pensées pour éclairer un peu de votre vie en passant.
Le narrateur aime les hommes plus que le divin.
« Pour moi, les réfugiés sont des voyageurs d’infortune qui en ont trop eu à la fois. Ils tentent de s’en débarrasser avec le voyage. L’infortune est une gale à gratter. Nombre d’entre eux ne
parviennent pas à s’en défaire, elle pèse lourd sur leur dos, elle les écrase. »
Je lis, je dépose quelques post-it, puis je tombe sur un post-it déposé par ma marraine sur lequel elle a écrit : « le pardon ». Je me penche plus attentivement sur le passage sous le post-it. Le
narrateur, devant une statue de marbre de Jésus sur la croix, se l’imagine :
« Avait-il froid ? Il était sûrement parcouru de frissons, en perdant sa chaleur en même temps que son sang. Il avait soif à cause de l’hémorragie. Il avait de la résistance, il resta en vie plus
longtemps que les deux autres.
Il avait quelque chose à dire : les pardonner, non pas les deux condamnés, mais tous les autres. Il demandait à la divinité d’absoudre les assassins. Et lui ? Il les avait absous, mais ça ne lui
suffisait pas. Il devait obtenir le pardon suprême.
Sa requête, étouffée par sa faible respiration due à la position comprimée de son thorax, monta comme une vapeur.
Personne avant lui n’était allée jusqu’à la limite d’une telle requête : les pardonner. Ses mots élèvent sa mort au rang de sacrifice. Sans eux, la croix reste la poutre de supplice d’un
innocent. »
Et je pense à ma marraine qui a dû tant s’interroger sur le pardon qui est si difficile à pratiquer.
Et je continue ma lecture :
« Il existe des livres qui font ressentir un amour plus intense que celui qu’on a connu, un courage plus grand que celui dont on fait preuve. C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse
l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, au sang. »
Je suis bien d’accord !
« Au travail, le corps produit sa meilleure chaleur, celle qui tire son origine de l’intérieur. »
Oui, cela peut aussi s’appliquer au bonheur : celui qu’on tire de soi est celui qui nous réchauffe le plus.
Erri de Luca, toujours devant son crucifix de marbre, pense que Jésus « se cambre afin de voler la gorgée d’air nécessaire pour mourir. Dans une cabane, j’ai entendu une femme dire : « Ouvrez la
fenêtre, sinon il ne meurt pas. » »
Cela me rappelle Les Saint-Charles de Molly Keane, que j’ai lu récemment. L’histoire se passe au début du 20ème siècle, en Irlande. Un personnage meurt et une femme ouvre grand la fenêtre pour
que son âme puisse s’échapper du corps.
Je crois qu’Erri de Luca ne savait peut-être pas cela. Le mort n’a pas besoin d’une dernière bouffée d’air pour mourir, je crois plutôt qu’il a besoin de libérer son âme.
Il y a encore pas mal d’extrait que je pourrais vous citer. J’ai aimé cette histoire très originale de tailleur de pierre, de passeurs d’hommes.
Le narrateur vit de presque rien avec une économie de biens matériels et de voyages extravagants, qui fait honneur à la planète. Il compati à la douleur humaine, et donne même de sa personne pour
la soulager un peu. Mais le narrateur ― qui semble être Erri de Luca dans la pensée ― garde précieusement son détachement d’ermite, libre d’attaches, libre de cœur. Il y a là une incompatibilité
qui m’a laissé un peu chagrine.
Pour moi, se frotter aux humains, fonder une famille, avoir un petit cercle de vrais amis, c’est forcément une perte d’une partie de sa liberté individuelle. Mon temps ne m’appartient plus à cent
pour cent, puisque je dois t’en consacrer une partie. Je dois constamment sortir de ma route pour t’aider sur la tienne… et vice-versa, c’est ce qui est formidable !
Gabrielle Dubois©