La dépression, la folie, ne sont mes sujets de prédilection.
Alors, pourquoi ai-je achetée cette nouvelle, ce mini roman qui a pour titre La séquestrée ? Parce que la libraire me l’a conseillé… et elle a bien fait, ce livre est un chef-d’œuvre !
Charlotte Perkins Gilman s’est expliquée sur cette nouvelle angoissante dans le journal The Forerunner (Le Précurseur) créé par elle-même :
« Pourquoi j’ai écrit The yellow Wallpaper (La séquestrée)
« Bien des lecteurs m’ont posé cette question. Quand ce récit fut publié pour la première fois dans le New England Magazine vers 1981, un médecin de Boston protesta dans The Transcript :
‘Une telle histoire n’aurait jamais dû être écrite. Il y avait de quoi rendre n’importe qui fou.’
Un autre médecin (originaire du Kansas, je crois) écrivit pour dire que j’avais fait la description d’une folie naissante la plus convaincante qui soit, et demandait ― que je veuille bien
l’excuser ― s’il s’agissait de moi-même ?
L’histoire de cette histoire, la voici :
Pendant des années, j’ai souffert d’une dépression nerveuse allant jusqu’à la mélancolie et au-delà. Au cours de la troisième année, environ, de cette maladie, j’allai, poussée par la confiance
et un léger accès d’espoir, consulter le spécialiste des maladies nerveuses le plus célèbre de notre pays. Cet homme, si plein de sagesse, m’ordonna le lit. Cette cure de repos, à laquelle ma
constitution encore solide répondit rapidement, le persuada que je n’étais pas vraiment malade ; aussi me renvoya-t-il à la maison, me conseillant solennellement de vivre autant que possible une
vie casanière, de ne donner que deux heures par jour à la « vie intellectuelle », « de ne plus jamais toucher ni à une plume, ni à un pinceau, ni à un crayon » tant que je vivrais. Nous
étions en 1887.
Je rentrai chez moi et me conformai à ces instructions pendant près de trois mois ; c’est alors que je frôlai de si près la maladie mentale qu’il me semblait en avoir franchi les frontières.
Alors, rassemblant les restes de mon intelligence, aidée par un ami avisé, je me libérai des conseils de ce médecin célèbre, et recommençai à travailler ― je retrouvai le travail, la vie normale
de tout être humain. Le travail : cette joie, cet épanouissement, cette aide sans lesquels nous ne sommes que des misérables, des parasites ― et je finis par récupérer un semblant de
forces.
Bien évidemment, je fus poussée à me réjouir d’avoir pu sauver ma peau et j’écrivis The yellow Wallpaper, avec ses transpositions et ses métamorphoses, pour exprimer enfin cet idéal de la
création (même si je n’eus jamais d’hallucinations ou de réserves quant à ma décoration murale), et j’en envoyai une copie au médecin qi avait failli me rendre folle. Il ne m’en accusa
jamais réception.
Ce petit livre est ailé des aliénistes comme un bon spécimen de la littérature des malades. À ma connaissance, il a permis à une autre femme d’éviter un sort semblable, tant il a terrifié sa
famille qui, du coup, lui a permis de reprendre une activité normale si bien qu’elle guérit.
Mais le résultat le plus satisfaisant, le voici : bien des années plus tard j’appris qu’après avoir lu The yellow Wallpaper le célèbre spécialiste en question avait changé sa méthode de soins
pour guérir la neurasthénie.
Ce récit n’était pas destiné à rendre les gens fous, mais à les sauver d’une folie menaçante. Et ce fut une réussite ! »
L’histoire, écrite en 1881, est celle de tant de femmes qui ne pouvaient pas (ne peuvent toujours pas, dans tellement de pays à travers le monde) s’exprimer.
La narratrice nous parle directement, pendant les trois mois qu’elle passe dans une maison de location, pendant que leur propre maison est en travaux. Elle a un mari, apparemment attentionné et
gentil, un bébé dont s’occupe une nourrice, une bonne. La narratrice avoue n’avoir à s’occuper que d’elle-même, c’est même ce que lui demande son mari, sauf que…
Sauf que la narratrice voudrait écrire, voudrait comprendre ce qu’elle veut, qui elle est, faire quelque chose, travailler, faire quelque chose de sa vie, lui donner un sens et cela la
ronge.
Son mari, lui, croit sincèrement que sa femme n’est qu’une enfant, que la seule chose qui peut lui faire du bien, est de ne rien faire d’autre que des siestes, des promenades dans le jardin, bien
se nourrir, ne surtout pas penser, ne pas écrire.
Confusément, la narratrice sent que là est le nœud du problème : qu’elle veuille penser, réfléchir par elle-même, trouver ce qui est bon pour elle. Mais elle est entourée par son mari et son
frère, tous deux médecins respectés pour leur savoir, sa belle-sœur, qui se satisfait d’une vie oisive (effectivement, un oiseau chante agréablement, a un plumage plaisant à regarder mais il est
en cage !).
L’auteure est née en 1860, a peu suivi l’école et de toute façon, quelle éducation était proposée aux filles en ce temps-là ? Aucune qui vous permette de vivre d’un travail décent ou reconnu
éminent.
La narratrice tente bien de se comprendre pour se sortir de la dépression. Mais voilà, comment faire entendre à votre entourage que vous pensez pouvoir être autre chose qu’une mineure
infantilisée, qu’un bel oiseau décoratif, quand votre entourage croit depuis tout temps qu’une femme est bel et bien une mineure, un bel oiseau décoratif ? Quand vous n’avez même pas l’éducation
nécessaire qui vous aurait permis d’analyser votre situation et de trouver les mots pour l’expliquer, de prendre votre vie en main par le travail, de trouver l’énergie incroyable nécessaire à
toute personne qui voudrait se mettre volontairement en marge de sa famille, de sa société, pour se sauver elle-même, pour exister ?
Le mari, qui représente les hommes de son temps, n’est pas complètement coupable. On lui a appris que la femme n’a pas de vie propre : la femme est une épouse dévouée à son mari, une mère
consacrée à ses enfants, une femme de ménage soigneuse de sa maison. Pour tout cela on l’admire, la femme devrait s’en trouver heureuse. Mais voilà, quand elle ne l’est pas, le mari ne peut pas
le comprendre. Qu’une femme veuille de l’indépendance heurte l’image que le mari s’est fait de lui-même et de la société qu’il a façonnée.
Oui, il est très difficile d’exiger son indépendance, de dire NON au rôle que vous attribue la société, dont l’un d’eux est la procréation. Et justement, la narratrice vient de mettre au monde un
bébé qu’elle laisse aux soins de la nourrice. Qui peut l’aider dans cette dépression qui suit parfois l’accouchement ? Certainement pas son mari médecin qui ne sait soigner que les maux physiques
et de toute façon, pour lui, les maux autres que physiques n’existent pas en dehors de l’esprit dérangé d’une femme hystérique.
Extrait :
« John se moque de moi, mais à quoi d’autre peut-on s’attendre dans un mariage ?
John est pragmatique à l’extrême. Il n’a aucune patience à l’égard de la foi, éprouve une répulsion intense envers la superstition, il se gausse ouvertement de tout ce qui n’est pas tangible,
visible et traduisible en chiffres.
John est médecin, et c’est là, peut-être ― bien entendu, je ne le dirai jamais à âme qui vive mais après tout ceci n’est que du papier mort et l’écrire soulage mon esprit ―, la raison pour
laquelle mon état ne s’améliore en rien.
Il ne croit pas que je suis malade, vous comprenez.
Alors que faire ?
Si un médecin de haut niveau, votre propre mari qui plus est, se porte garant auprès des mais et des membres de la famille que vous n’avez vrai ment rien― tout juste une simple dépression
passagère, un léger penchant à l’hystérie ― que peut-on faire ?
Mon frère est médecin, lui aussi, d’un haut niveau également, et il dit la même chose.
Alors je fais mes séjours ici, je prends mes phosphates ou mes phosphites ― c’est l’un ou l’autre ―, mes fortifiants, du grand air, de l’exercice, mais il m’est absolument interdit de travailler
jusqu’à ce que je sois guérie.
Personnellement, je n’approuve pas leurs idées.
Personnellement, je crois qu’un travail intéressant, qui me procurerait un changement et qui me stimulerait, me ferait du bien.
Mais que peut-on faire ?
Malgré eux, j’ai quand même réussi à écrire pendant quelque temps, mais il est vrai que cela m’épuise d’avoir à le faire si sournoisement, quand je n’ai pas à me heurter à leur pesante
opposition.
Parfois, j’imagine que dans ma condition, si j’étais moins contrariée, si je rencontrais une stimulation plus grande… Mais John me dit que le pire est de réfléchir à mon état, et j’avoue que je
me sens toujours mal dès que j’y pense. Alors j’y renonce… »