Interview télévisée de 1975 sur iT1, émissions Questionnaire,
Extrait 3#
Question :
Il y a une phrase qui est intéressante, qui surprend, dans vos Mémoires. Vous dites que en écrivant Le Deuxième Sexe, vous vous êtes aperçue que vous découvriez, à quarante ans, une situation qui
crevait les yeux dès qu’on l’avait aperçue réellement. Alors, comment ça se fait que vous qui étiez une intellectuelle, qui aviez fait des études poussées d’agrégation, vous n’aviez pas ressenti,
avant quarante ans, la condition de la femme telle que vous la décrivez ?
Simone de Beauvoir :
Parce que j’ai vécu ma propre condition, qui était une condition d’intellectuelle qui avait la chance de faire un métier dans lequel il n’y avait pas de compétition avec les hommes, puisque
l’enseignement est ouvert aussi bien aux femmes qu’aux hommes. J’avais eu des camarades, à la Sorbonne ou même ailleurs, qui justement sur le plan intellectuel me traitaient tout à fait à
égalité. Donc je n’avais pas senti cela. Comme par-dessus le marché je n’ai pas voulu ni me marier ni avoir d’enfants, je n’avais donc pas à mener une vie d’intérieur, ce qui est la chose la plus
écrasante dans la condition féminine. J’avais échappé aux servitudes de la condition féminine. Alors plus tard, quand j’ai commencé à réfléchir, à mieux regarder autour de moi, j’ai vu la vérité
sur la condition féminine et je l’ai découverte en grande partie en écrivant Le Deuxième Sexe.
Question :
Parce que ce n’était à l’origine pas une étude qui était destinée à transformer la condition de la femme, c’était plutôt une recherche intellectuelle, euh…
Simone de Beauvoir :
C’était une étude théorique beaucoup plus qu’un travail militant. Et je suis très heureuse d’ailleurs, qu’il ait pu par la suite être repris par des militantes, parce que maintenant, il joue un
rôle militant, ce livre. Mais sur le moment, il n’avait pas du tout été conçu comme cela.
Question :
Vous avez donc découvert une situation qui, comme vous dites, paraissait une évidence. Comment expliquez-vous que dans les derniers siècles, mettons dans les cent cinquante dernières années où il
y a eu beaucoup de femmes qui ont fait des études, qui ont quand même pu accéder au même niveau et compétences culturelles que les hommes, qu’on n’ait pas formulé quelque chose qui ressemble à
cette évidence qui est de dire que les femmes ont un rôle secondaire dans l’humanité ?
Simone de Beauvoir :
Parce que les hommes n’avaient pas intérêt à formuler. Il y a eu des femmes qui ont fait entendre des cris de protestation. Il y a eu des femmes qui ont écrit en Angleterre, par exemple, des
Anglo-saxonnes. Mais enfin, ça n’a pas été un cri de révolte qui était vraiment entendu qui soit répercuté. Et ça parce que je pense que dans l’ensemble les femmes non plus ne sont pas féministes
et que si quelques-unes d’entre elles ont poussé des cris de révolte, ces cris n’ont pas été entendus par les autres femmes et ça alors, il y aurait bien des raisons pour expliquer cette attitude
assez passive en somme, résignée pour autant dire des femmes, résignation qui va d’ailleurs avec de la récrimination, avec des sentiments, mais qui c’est très rarement tournée en véritable
révolte. D’abord, il y a, ce que je vous disais tout à l’heure, la formation de la femme dans sa toute petite enfance et ça ce sont des choses, des structures qu’on a déposé en elle et qu’il est
bien difficile de jamais se débarrasser tout à fait.
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Vers le n°4# Simone de Beauvoir