Interview télévisée de 1975 sur iT1, émissions Questionnaire,
Extrait 8#
Question :
On a l’impression aujourd’hui, justement à cause du conditionnement de la mère de famille, de l’image traditionnelle de la femme qui est quelque chose qui fait maintenant partie de la manière de
penser de la plupart des adultes, on a l’impression que la principale difficulté est de faire que les femmes se regardent avec un œil nouveau.
Simone de Beauvoir :
Certaines femmes se regardent sûrement avec un œil nouveau. La profondeur de ce qu’a pu atteindre justement le MLF, ça, c’est très difficile de le savoir. Parce que dans quelle mesure est-ce que
les femmes, considérant l’exemple de quelques femmes d’avant-garde, écoutant un peu leurs voix, dans quelle mesure est-ce qu’elles prennent conscience d’être exploitées, d’être opprimées, ça, je
ne saurais pas le dire. Mais j’ai l’impression tout de même qu’elles sont moins résignées qu’elles l’étaient auparavant.
Question :
Il y a beaucoup de signes. Ne serait-ce que sur le plan politique actuellement on attache à l’évidence une beaucoup plus grande valeur, même si elle n’est que symbolique, à la présence de femmes
au gouvernement actuellement. Et puisque la condition féminine fait l’objet d’un débat particulier et qu’on en a voulu en faire une institution ministérielle, est-ce que pour vous, ce n’est pas
quand même le signe qu’il y a une évolution qui s’impose aux hommes ?
Simone de Beauvoir :
Oui, mais alors ils répondent par la mystification. Parce qu’à mon avis, ce secrétariat à la condition féminine c’est une pure mystification. C’est un os à ronger qu’on a jeté aux femmes pour
leur donner l’impression précisément qu’on s’occupait d’elles, alors qu’en vérité, on ne donne pas les moyens à Françoise Giroux par exemple, de faire quoi que ce soit. Elle n’a pas de budget,
elle n’a pas d’argent, tout ce qu’elle peut faire c’est de timides propositions qu’elle fera aux hommes et qu’ils ne prendront de force que si les hommes les reprennent à leur compte et y
consentent. Par conséquent, c’est une mystification.
Question :
Oui, mais, Simone de Beauvoir, vous dites que le féminisme se confond plus complètement avec la lutte révolutionnaire sur le plan social dans la mesure où, si je veux résumer un peu à l’excès,
vous dites : on ne peut pas attendre la révolution, il faut que la situation des femmes change de toute façon avant, après, pendant. Donc, dans une certaine, est-ce que tout n’est pas bon à
prendre du point de vue des femmes, c’est-à-dire y compris même des mesures qui peuvent vus paraître partielles ou simplement un petit début. Est-ce que de toute façon ça ne vaut mieux pas que le
contraire ?
Simone de Beauvoir :
Non, tout n’est pas bon à prendre dans la mesure où justement quelque fois les choses qu’on donne à prendre aux femmes sont simplement je vous dis, des os à ronger, une mystification. Et c’est
une manière de les démobiliser, au contraire, en leur faisant croire qu’on fait quelque chose pour elles alors qu’en vérité on ne fait rien. C’est une manière non seulement de récupérer la
révolte des femmes, mais c’est même une manière de la contrer, de la supprimer, de feindre qu’elle n’ait plus de raison d’être. Et au contraire nous les féministes, je dis nous parce que je vous
l’ai déjà dis j’en suis tout à fait, eh bien, nous refusons cette démobilisation et nous voulons continuer la lutte et nous voulons que la lutte soit faite pour l’instant en tout cas par les
femmes pour les femmes et non pas à travers des institutions comme je ne sais pas moi…, l’ONU, l’UNESCO, cette fameuse année de la femme (lien ) qui est également une mystification. Parce qu’en vérité, d’ailleurs on ne peut pas attendre d’un gouvernement qui est pour l’ordre et l’ordre établi tel qu’il
est aujourd’hui, qu’il donne satisfaction à des femmes qui réclament un tel changement dans leur statut que cet ordre serait bouleversé.
Question :
Oui mais vous, vous avez observé que dans les guerres révolutionnaires, que dans les guerres de décolonisation par exemple, le moment où la situation de la part de ceux qui sont colonisés ou
opprimés est le plus tendu, c’est au moment où on commence à leur donner des satisfactions partielles. C’est…, on n’est jamais arrivé à démobiliser par des satisfactions partielles des gens qui
avaient une cause à défendre. Au contraire, c’est à ce moment-là, qu’on aide, dans une certaine mesure, à la prise de conscience. Alors est-ce que vous ne croyez pas que maintenant cette prise de
conscience est une force qui marche et je ne crois même pas que M. Giscard d’Estaing (lien) puisse penser que il démobiliserait simplement en faisant quelques mesures superficielles. Il essaye peut-être simplement de suivre une vague dont il sent
qu’elle va devenir considérable.
Simone de Beauvoir :
Oui, enfin, c’est quand même une manière de démobiliser. Ceci dit, si des mesures sont vraiment utiles aujourd’hui à des femmes, naturellement qu’il faut les accepter. Mais il faut les accepter
tout en sachant qu’elles ne sont que quelque chose de provisoire, qu’une étape exactement comme par exemple, vous l’avez dit, pour les décolonisés. Ils accepteront peut-être, les décolonisés,
certaines réformettes et ils pousseront beaucoup plus loin. Et si on se sert de ces réformes simplement pour pouvoir prétendre qu’ils ont obtenu satisfaction, ils refuseront. Ainsi une loi comme
la loi sur l’avortement à mon avis n’est pas du tout satisfaisante, elle ne va pas assez loin, mais bien entendu qu’il ne s’agit pas de la rejeter, il s’agit au contraire de la prendre, de
l’accepter, de la considérer comme un premier pas vers une libéralisation beaucoup plus grande de l’avortement et par-delà cela, comme une libéralisation, une émancipation beaucoup plus grande de
la femme en général. Je dirais d’ailleurs que là-dessus, sur la question de l’avortement, c’est une chose dont nous, les féministes, pouvons être assez fières, parce que finalement je me demande
si cette loi aurait eu lieu si on n’avait pas commencé par signer le Manifeste des 343 (lien) , on nous a
appelé quelque fois « les 343 salopes », manifeste où nous disions que dans notre vie, nous nous étions toutes faites avorter. Des femmes connues, des femmes moins connues. Après cela il y a eu
le procès de Bobigny qui a été une grande mobilisation de l’opinion. Il y a eu des quantités de manifestations dans les rues, sur les boulevards, etc, pour réclamer la liberté de l’avortement. Et
je pense que comme c’est un point, justement, sur lequel les barrières de classe ont pu être franchies. Parce que ça intéresse aussi l’ouvrière que la bourgeoise, ce problème-là. Eh bien, je
pense que là-dessus on a pu justement arriver à faire une pression considérable sur un gouvernement disons, même aussi classique et pour l’ordre et conservateur que celui-ci.
Gabrielle Dubois©
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Vers #9 Simone de Beauvoir