Interview télévisée de 1975 sur iT1, émissions Questionnaire,
Extrait #9
Question :
Vous êtes entrée dans la l’action directe sur le plan du féminisme à travers cette affaire de l’avortement que vous avez suivie depuis le début et en particulier vous étiez témoin au procès de
Bobigny, est-ce que justement on ne peut pas dire que c’est un peu le début, si nous regardons quelques années plus tard, le début du féminisme en France, parce que ça a servi, sur un point
précis, catalyseur, au rassemblement d’un certain nombre de femmes, à se rendre compte qu’elles pouvaient obtenir quelque chose, parce que finalement ce sont les femmes qui ont mobilisé l’opinion
publique et les hommes ont ratifié à un moment donné, donc ça a été un petit peu l’origine du féminisme en France.
Simone de Beauvoir :
Certainement, on pourrait dire en même temps qu’elles ont pris un très bon cheval de bataille : l’avortement, dans la mesure où, elles commençaient à vouloir faire une lutte. Et elles ont
commencé à vouloir faire cette lutte en grande partie, l’historique, je crois du féminisme, ça part de 68. C’est 68 qui a donné un peu aux gens l’impression que chacun devait prendre ses propres
affaires en main. Que ce soit les jeunes, les lycéens, les étudiants, les soldats comme on vient de le voir récemment à Draguignan, eh bien, les femmes aussi ont pensé que c’était à elles de
prendre leurs affaires en main sans passer par des lois, par des décrets, arracher peut-être ces lois et ces décrets, mais enfin commencer à lutter dans des formes tout à fait neuves. Ça a été
créé en somme par 68. Puis alors il y a eu une autre incidence de 68, c’est que beaucoup de ces femmes ont commencé à travailler dans des groupes gauchistes, dans des groupuscules. Et elles se
sont aperçu que même parmi leurs camarades politiquement sur le même plan qu’elles eh bien, elles étaient toujours traitées en femmes. Que c’était l’homme qui faisait le discours et la femme qui
le tapait à la machine. C’était l’homme qui discutait avec ses camarades, c’étaient elles qui préparaient le café. Et alors là elles ont fait une prise de conscience très très forte en disant
même au sein de ces organisations qui doivent être tout à fait égalitaires et démocratiques, même là, la femme était encore traitée en femme. Bon, eh bien alors, rassemblons-nous entre femmes et
arrachons des changements, des modifications de notre statut par notre propre lutte.
Question :
Vous avez dans un certain nombre de souvenirs évoqué des réactions d’hommes, de mâles gauchistes, violemment, même, antiféministes à certains moments, alors vous qui avez toujours vécu à gauche
et qui connaissez bien les différentes familles de la gauche, comment expliquez-vous que la gauche ne soit pas tellement plus féministe que le reste de la population qui n’a pas les opinions plus
avancées ?
Simone de Beauvoir :
Mais parce que la gauche, comme tous les partis, est dominée par les hommes et que les hommes n’ont jamais eu intérêt à fouler aux pieds leurs privilèges et que les privilégiés veulent toujours
garder leurs privilèges, ce qui est tout à fait naturel, ils sont privilégiés aussi bien dans le parti communiste que dans le parti socialiste que dans n’importe quel parti et par conséquent, ils
agissent en tant qu’homme et non pas en tant qu’hommes de gauche c’est ça justement qui est la chose très importante.
Question :
L’idéologie de la gauche est de lutter contre les privilèges, donc ils doivent se rendre compte…
S. de B. :
Mais ils ne le font pas, ils ne le font pas.
Q :
Ils devraient être plus sensibles à cela. Dans la dernière campagne électorale entre deux hommes d’âge mûr, le féminisme n’a joué qu’un rôle tout à fait…
Simone de Beauvoir :
… secondaire ou même nul. C’est parce que c’est pourquoi, je vous le disais au début, il ne faut pas du tout confondre les luttes de classe, et les partis de gauche se basent que la lutte des
classes, c’est le ressort de leur travail politique, il ne faut pas la confondre avec la lutte des sexes, et que des hommes qui peuvent être tout à fait à gauche sur le problème de la lutte des
classes n’en seront pas moins complètement imbus des valeurs patriarcales, des valeurs masculines, et décidés à les imposer aux femmes.
Question :
Oui mais est-ce que vous ne trouvez pas, quand même, dans vos conversations, vous commencez sûrement à en avoir beaucoup parlé, qu’il y a des hommes qui sont accessibles et que quand on les met
en face de ce que vous-même vous n’avez découvert qu’à quarante ans après tout, et on peut très bien imaginer que leur éducation ne les a pas préparés à être sensibles à ça. Mais qu’ils sont
peut-être capables de l’assimiler ce problème de femmes, comme ils ont assimilé celui de la décolonisation à une certaine époque, etc.
Simone de Beauvoir :
Ils l’assimilent en partie, mais c’est bien rare qu’un homme quand même puisse comprendre vraiment le vécu, l’expérience vécue d’une femme. Parce que précisément, ils ne l’ont pas vécu. Je prends
des toutes petites choses : bon, eh bien, euh, la rue appartient à tout le monde, mais en vérité, une femme jeune, qu’elle soit jolie ou laide ça n’a pas tellement d’importance, peut très
difficilement, passé huit ou neuf heures du soir, se promener seule, tranquillement, en flânant dans la rue, même dans la journée ça lui pose un problème, parce que elle sera suivie, elle sera
interpellée, d’une telle manière que très souvent elle préfèrera rentrer chez elle. Eh bien, ça, si on dit ça aux hommes, ils sourient, ils sont étonnés, ils disent, moi je n’ai jamais fait ça,
je n’ai jamais suivi une femme, je ne suis pas un butor, tous les hommes ne sont pas des butors ! Enfin, ils ne se rendent pas du tout compte de la contrainte que ça peut être pour une femme de
se sentir tout le temps plus ou moins en danger. Pas en danger véritablement brutal, quoiqu’encore ça puisse aller parfois jusque-là, euh, il arrive que des femmes qui rabroue quelqu’un qui les
suit se fasse envoyer une gifle, un coup ou quelque chose comme ça.
Gabrielle Dubois©
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Vers #10 Simone de Beauvoir